Contrairement à ce qui se passe en France, le voile musulman se fraie un chemin dans les institutions helvétiques. Pourquoi cette différence? Les cantons ont-ils raison de jouer l’inclusion? Par ailleurs, sont-ils naïfs face à l’islamisme? Exemples à Lausanne et à Genève.
L’abaya a chauffé la rentrée scolaire en France ce lundi. Rien de cela en Suisse, où la laïcité fait rarement l’actualité. Du moins s’arrange-t-on pour qu’elle ne la fasse pas. Il y a des exceptions, comme à Genève l’hiver dernier lors du débat houleux sur le burkini dans les piscines. En dehors de cela, les signes religieux liés à l’islam y font moins polémique. Ils auraient même tendance à s’afficher au sein des services publics. Une visibilité pour l’heure encore modeste et donnant parfois l’impression d’une intrusion.
C’est très officiellement que le site de la Ville de Lausanne, à la page «Lire à Lausanne», renvoie à la bibliothèque de la Sallaz et à son club de lecture pour adultes, illustré par un groupe de quatre femmes, dont l’une est vêtue d’un hijab, l’un des voiles islamiques les plus couvrants.
Pourquoi la France a de bonnes raisons d’interdire l’abaya en classe
Louiza Becquelin, la fille du dessinateur de presse Philippe Becquelin, alias Mix et Remix, décédé en 2016, en est l’auteure. Le Service des bibliothèques du chef-lieu vaudois lui a demandé de représenter différentes femmes, sans préciser si l’une ou l’autre devait apparaître voilée. Le travail rendu a été validé.
Nadia Roch, cheffe du service des bibliothèques et des archives de la ville de Lausanne, réagit:
«Notre intention ne comporte aucune connotation religieuse ou politique. Notre unique souhait est de remplir ici une de nos missions, à savoir accueillir tous les publics, afin que personne ne se sente laissé de côté et que tout un chacun puisse accéder à la lecture.»
Dans un courriel envoyé à watson en écriture inclusive, la dessinatrice Louiza Becquelin explique sa démarche:
«J’ai à cœur dans mon travail d’illustrer plusieurs types de personnes, d’expression de genres, de croyances et d’origines différentes, afin que toutes les personnes puissent, à un moment ou à un autre, se sentir représenté.e.x.s.»
«Les femmes portant des hijabs existent»
Pourquoi avoir représenté une femme avec un hijab? Réponse de Louiza Becquelin: «Les femmes portant des hijabs existent et il est important pour moi qu’elles puissent également pouvoir se retrouver dans l’illustration d’activités ouvertes à tout le monde, comme présentement dans le cadre d’un groupe de lecture pour adultes.» De fait, la bibliothèque de la Sallaz propose des animations dans diverses langues d’origine, dont une en arabe, assurée par «une femme voilée», précise-t-on.
Lorsqu’on demande à Louiza Becquelin si la représentation d’une femme en hijab n’est pas une manière d’associer l’islam au seul voilement, elle rétorque, toujours par courriel:
«Peut-être que d’autres personnes dans l’illustration sont également musulmanes, mais non voilées!»
Le canton de Vaud n’étant pas laïque, il n’est pas tenu à la neutralité religieuse. Cela explique en partie peut-être la présence d’une personne voilée sur l’un des visuels du service des bibliothèques lausannoises. A Genève, c’est une autre histoire. La laïcité est de rigueur, conformément à la loi cantonale. Elle vaut pour les agents de l’Etat et apparentés, pas pour les usagers, élèves de l’école publique inclus.
«Petite fille» ou «une jeune adulte»?
Conçue dans l’idée qu’il ne fallait «surtout pas faire comme en France», où la laïcité s’applique aux écoliers, collégiens et lycéens, la mouture genevoise laisse place à de libres interprétations, voire à des tentatives de contournement. Au printemps est ainsi apparue une affiche grand format sur la façade d’une maison de quartier genevoise. On pouvait y voir, une «petite fille» pour les uns, «une jeune adulte» pour les autres, emmaillottée corps et cheveux dans un voile. La figure de la «musulmane». Sous la forme, là aussi, d’un dessin ludique et cool. Le but recherché était le même qu’à Lausanne: l’inclusion.
Pourquoi la personne voilée sur cette affiche genevoise pose problème
Dans cette maison de quartier, le personnel, tenu à la neutralité par la loi laïque, n’a pas le droit d’arborer des signes religieux. Mais était-il autorisé à représenter en grand sur la façade de son lieu de travail une personne voilée, fût-ce sous les traits d’un personnage tout chou? N’était-ce pas là du prosélytisme, interdit par la législation cantonale, qui vaut aussi pour les associations remplissant une délégation de service public?
La loi a-t-elle été bafouée?
Nous avons posé la question au Département de la cohésion sociale (DCS), dirigé par le socialiste Thierry Apothéloz. Réponse pleine de prudence, qui renvoie à celle que nous avait faite au mois de juin dernier – avant le retrait de l’affiche courant août – Yann Boggio, le secrétaire de la Fondation genevoise pour l’animation socioculturelle (FASE), tutelle juridique des maisons de quartier. Son explication portait seulement sur le personnel. Il disait:
«Les salariés des maisons de quartier travaillent dans le cadre de la loi cantonale sur la laïcité. Les signes religieux sont prohibés. Ils ne le sont pas, bien sûr, chez les usagers et usagères.»
En réalité, il est fort possible que l’affiche de la maison de quartier, qui jouait sur la confusion entre une enfant et une jeune adulte, ait dérogé à la laïcité genevoise.
L’automne dernier, alerté par la mère d’un élève, le Département de l’instruction publique (DIP), dirigé alors par la socialiste Anne Emery-Torracinta, avait fait retirer un visuel distribué des élèves du primaire. L’image montrait, sous un aspect de bande dessinée, c’est une constante, un groupe d’enfants, dont deux fillettes voilées. «Prosélytisme», «intolérable sexualisation des enfants», s’était écrié les services du DIP.
Sauf que ni l’enseignante qui avait distribué ce visuel, ni le directeur de l’école primaire où cela s’était passé n’avaient rien trouvé à redire à ces petites filles voilées. Au nom, encore et toujours, de l’inclusion. Comme si le voilement de fillettes, le voilement tout simplement, allait de soi et n’avait aucune importance.
Mais que font ces fillettes voilées sur un visuel scolaire? Malaise à Genève
Un constat partagé par Saïda Keller-Messahli, présidente du Forum pour un islam progressiste et auteure du livre «La Suisse, plaque tournante de l’islamisme» (éditions Alphil). Tête de liste à l’élection au Conseil national pour le compte des «entrepreneurs éthiques», en association avec le Parti Evangélique, cette Zurichoise est connue pour son combat contre l’islamisme en Suisse. Elle affirme:
«Le voile islamique est devenu un symbole politique, le hijab étant cet uniforme de la musulmane prônée par les islamistes qui en font la promotion depuis plusieurs décennies. Pour les islamistes, le point central est de s’occuper de la femme.»
Tout le monde n’a visiblement pas conscience de ces aspects politico-religieux: «En Suisse, reprend Saïda Keller-Messahli, les gens sont peu attentifs à ces questions. Ils n’y accordent pas d’importance, mais l’image que propagent les islamistes, c’est celle de la femme voilée et cela a une influence sur les jeunes générations.»
«Nous devons être attentifs»
Lorsqu’on écoute Nadia Roch, la cheffe du service des bibliothèques et des archives de la Ville de Lausanne, on se rend bien compte que son souci de l’inclusion n’a strictement rien de commun avec les desseins de l’islamisme. «Mais nous devons être attentifs», ajoute-t-elle.