350 ans après sa mort, Jean-Baptiste Poquelin est-il encore drôle? Oui, selon la chercheuse Lise Michel. Mais il faut savoir le décoder!
Molière s’est éteint le 17 février 1673. À l’occasion du 350e anniversaire de sa mort, nous republions cet article paru à l’occasion de l’anniversaire de sa naissance.
La pièce s’ouvre le 15 janvier 1622: Jean-Baptiste Poquelin voit le jour rue Saint-Honoré à Paris. Prologue d’une illustre destinée. 400 ans plus tard, Molière infuse, encore et toujours, notre imaginaire collectif. Notre langue – dite «de Molière»! – est parsemée de mots et d’expressions de ses pièces. Tout ou presque a été dit, écrit, murmuré à propos de l’auteur de «Don Juan».
Les clichés sont tenaces et il est temps de tordre le cou à certaines idées reçues. De réinterroger, aussi, les ressorts comiques d’une œuvre foisonnante: Poquelin est-il aussi mordant aujourd’hui qu’il y a quatre siècles? «Oui, répond Lise Michel, professeure associée à l’UNIL. Si ses pièces nous font toujours autant rire, c’est parce que les valeurs qui sous-tendent son humour sont très proches des nôtres.»
«Le théâtre de Molière s’inscrit dans la veine de la caricature, à l’image des humoristes d’aujourd’hui. Il déroule un humour de connivence car le public connaît tous les codes.» Décryptage en cinq questions.
Molière est-il universel?
Spoiler alert: non. Pour Lise Michel, l’œuvre moliéresque nécessite quelques clés de lecture: «Il faut accompagner ce rire, décoder le comique et replacer ces textes dans le contexte de la galanterie.» On paraphrasera donc l’humoriste Yann Marguet: «Galanterie? Définition.»
«Il s’agit des règles du savoir-vivre, qui incluent le fait de plaire à l’autre, de lui laisser sa liberté de s’exprimer, de ne pas s’imposer et d’adopter un modèle de politesse.» Méconnaître ce code peut mener à des malentendus. Elle prend l’exemple du «Misanthrope»: «Il est délicat de savoir ce dont on est censé rire dans cette pièce.» Selon Rousseau, la sincérité d’Alceste est source de comique. Pour Lise Michel, le philosophe s’est quelque peu égaré: «On ne rit pas de la sincérité d’Alceste mais du fait qu’il refuse tout compromis alors que la galanterie implique la modération.»
Les femmes: moquées ou défendues?
Fieffé misogyne, Poquelin? La lecture des «Précieuses ridicules» et des «Femmes savantes» pourrait laisser penser que le dramaturge raille le savoir féminin. «Cette interprétation est une construction de l’histoire littéraire du XXe siècle», explique Lise Michel. Là encore, la notion de «galanterie» nous éclaire: il est inconvenant de se mettre trop en avant et d’exposer son savoir. Molière ne brocarde donc pas les lettrées, mais l’excès dans l’application des préceptes mondains et la pédanterie. D’ailleurs, au XVIIe siècle, «femme savante» signifiait «femme pédante». «Cette connotation est plus difficile à percevoir aujourd’hui, raison pour laquelle le titre des «Femmes savantes» pourrait être interprété de manière ambiguë.»
En forçant le trait, pourrait-on carrément ériger Molière au rang de champion de la cause féminine? Plusieurs de ses pièces mettent en scène des jeunes filles promises à un barbon, qui finissent par épouser l’élu de leur cœur – souvent grâce à l’intervention astucieuse d’un ou plusieurs «complices». Le dramaturge plaide-t-il pour une forme d’émancipation? «Son discours est basé sur des valeurs qui étaient progressistes à l’époque, mais Molière n’était pas «engagé» au sens actuel du terme, répond Lise Michel. N’oublions pas que son théâtre s’inscrit dans une époque marquée par une amélioration de la visibilité des femmes, qui écrivent, publient et tiennent des salons.»
Les faibles contre les puissants?
Dans l’imaginaire collectif, le théâtre de Molière élève les faibles face aux puissants. Ce mythe d’un Poquelin populaire est né dans un contexte bien précis. «La IIIe République s’est érigée contre la monarchie et s’est mise en quête d’un auteur national. Le choix s’est porté sur Molière.» Seulement, certaines de ses œuvres n’entraient pas dans le moule… Les républicains ont donc mis au rebut les pièces jugées dissonantes et réinterprété certains textes à l’aune de leur idéologie. «Le médecin malgré lui» a été relu dans l’optique d’un Molière farcesque. En réalité, la pièce entretient un deuxième degré avec la farce, qui était alors un genre désuet. Nous sommes dans un comique à la Deschiens!»
Fils d’un tapissier ordinaire du roi, Jean-Baptiste Poquelin était lui-même un homme de cour. L’imagerie romantique du saltimbanque, baguenaudant de ville en ville dans sa charrette et jouant sur des tréteaux, en prend un coup. «C’est là aussi une construction du XIXe, véhiculée tout au long du XXe siècle, notamment à travers le film «Molière ou la vie d’un honnête homme» d’Ariane Mnouchkine. Mais nous savons aujourd’hui qu’il était invité dans les cours locales et qu’il voyageait de château en château.»
En revanche, Molière s’attaque sans vergogne aux figures d’autorité: les pédants, les médecins, les hommes d’Église. «On peut penser que ses pièces sur la médecine cachent un discours sur la religion, souligne Lise Michel. Le parallèle est frappant avec la figure du médecin qui en impose avec son habit noir, parle dans un latin obscur, joue sur la peur de la mort.»
Voir ou ne pas voir la vérité?
Notre époque inondée de fake news et de discours fallacieux entre en résonance avec l’un des ressorts comiques favoris de Molière. Les personnages sont empêtrés dans des situations dont ils sont incapables de démêler le vrai du faux. Dans le public, le rire fuse.
Ainsi, les héros ont beau avoir une preuve sous le nez, ils rechignent à voir la vérité. «Le Tartuffe» donne un exemple édifiant. Caché sous la table, Orgon assiste aux avances de Tartuffe à son épouse Elmire. Mais, charmé par les doucereux palabres de l’imposteur, il ne saisit pas la violence de la scène. À l’inverse, certains personnages décèlent le vrai là où les apparences sont trompeuses. Dans «Le cocu imaginaire», Sganarelle interprète mal les saynètes auxquelles il assiste et se persuade que sa femme le trompe.
«On ne peut plus rien dire»?
Censure! L’affaire du «Tartuffe» a fait couler beaucoup d’encre depuis l’interdiction de la pièce en 1664. Molière a-t-il été victime d’une tentative de «cancel culture» avant l’heure? Ou, sans faire d’anachronisme, le poids des hommes d’Église a-t-il pesé sur la vie artistique du XVIIe siècle?
Lise Michel nuance: «Louis XIV menait une politique de «ralliement» des catholiques et ne pouvait se permettre de faux pas. Il a aimé la pièce originale et a bien compris qu’elle s’attaquait aux faux dévots et non à la religion, mais il craignait que les spectateurs ne saisissent pas cet aspect. Bien qu’interdite pour le public, la pièce a continué à être jouée à la cour. Le texte remanié trois ans plus tard, approuvé par le roi, a été interdit sur intervention du président du parlement et de l’archevêque de Paris alors que le roi était en guerre. C’est donc une troisième version, adoucie, qui n’a été jouée et publiée que deux ans après.»
L’affaire Tartuffe est donc un épisode isolé. Et aujourd’hui, Molière pourrait-il choquer? «Les valeurs de son théâtre sont si proches des nôtres que je ne vois pas de passage problématique. Pour autant qu’on recontextualise son œuvre.»
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