Rien ne sert vraiment de retirer la petite tige verte qui squatte les gousses: si l’ail est trop vieux, son amertume hantera votre repas, quoi qu’il arrive. Quant au fait que le germe rendrait l’ail peu digeste, c’est une légende très francophone.
Soudain, une petite tige verte fait son apparition au cœur de vos gousses d’ail. C’est le germe tant redouté, que bien des recettes préconisent de retirer. Le chef médiatique Philippe Etchebest le rappelle dans chacune des recettes de son livre, l’excellent «Cuisinez comme un chef».
Parmi les raisons invoquées, on entend souvent que c’est ce germe qui rendrait l’ail amer, peu digeste, qui provoquerait des brûlures d’estomac, des rots, des allergies ou encore une mauvaise haleine. Autant de maux provoqués par un si petit bout de verdure? Voilà qui sent très fort l’ail et la légende culinaro-urbaine.
Car rien ne prouve que ce petit rejeton soit responsable de tout cela. D’abord, une rapide recherche dans la littérature scientifique n’aboutit à aucun résultat sur la digestibilité du germe. Dans une fiche d’information, le Département d’agriculture et ressources naturelles de l’Université de Californie précise même le contraire: «En cas de stockage prolongé, les gousses d’ail peuvent flétrir ou commencer à germer. Aucun de ces phénomènes ne sont dangereux, mais tous deux indiquent que l’ail n’est plus à une qualité optimale. Si la gousse a germé, on peut la couper en deux et retirer la tige verte.» Autrement résumé, le germe n’entraîne aucun effet sur l’organisme, tout au plus sa présence témoigne-t-elle d’une moindre qualité.
L’ail prend l’amer
Reste cependant la question des saveurs. Si le chef Etchebest et bien d’autres s’en débarrassent, ce n’est pas pour rien: ils n’aiment pas son goût. Mais ont-ils raison? Ce ne serait pas la première fois que de grands cuisiniers se laissent tromper par leur intuition…
D’abord, les chefs ne sont pas d’accord entre eux. Un article de l’auteur culinaire David Lebovitz assure ainsi que Marcela Hazan, grande papesse de la cuisine italienne aux États-Unis, le laissait systématiquement. Le site de l’organisation Oldways, qui explore les traditions culinaires, a posé la question à sept chefs, auteurs, nutritionnistes et journalistes: la moitié seulement dit le retirer.
Lorsque le germe apparaît, cela signifie que l’ail commence à flétrir, simplement parce qu’il vieillit ou parce qu’il a été stocké dans un endroit trop chaud, trop lumineux ou trop humide. Ce faisant, il développe de nouvelles pousses et de nouvelles racines, un phénomène tout à fait naturel et normal.
Lors de ce processus, il est toutefois établi que surviennent certaines transformations chimiques, notamment en ce qui concerne la teneur en composés organo-sulfurés, des molécules responsables de certaines saveurs de l’ail. De quoi expliquer en partie qu’il n’a plus vraiment le même goût une fois germé. De même, durant la germination, l’amidon qu’il contient serait dégradé en sucres plus simples pour lui fournir de l’énergie, ce qui, là aussi, pourrait influencer les saveurs.
Comment bien stocker l’ail
Ces modifications ne concernent cependant pas que le germe, mais toute la gousse. L’Agence Science Presse relate d’ailleurs dans un de ses articles que le magazine «Cook’s Illustrated», après avoir longtemps conseillé à ses lecteurs de virer le germe, est finalement revenu sur sa position. Pourquoi? Parce que si l’ail a un goût amer, ont conclu ses journalistes, c’est que toute la gousse est amère. Retirer le germe ne sert alors à rien. Mieux vaut utiliser des gousses bien fraîches, et ne pas cuisiner du tout celles qui ont germé.
Ou alors les rôtir, pour les adoucir un peu. Car la saveur âcre et piquante de l’ail dépend de la température. Lorsqu’il est attaqué par des herbivores (ou bien par nos couteaux), l’ail «se défend» et libère une enzyme, l’alliinase, qui catalyse une réaction chimique aboutissant à la production d’allicine, un composé organo-sulfuré piquant. Cela fonctionne très bien à température ambiante, mais sous l’effet de la chaleur lors de la cuisson, allicine et alliinase sont dégradées, ce qui rend l’ail beaucoup plus doux. Et au moins, ça évite de les jeter.
Une peur francophone?
Enfin, un article repéré sur le site Podcast Science soulève une curieuse hypothèse: et si cette croyance sur les méfaits du germe était simplement culturelle, en l’occurrence propre aux francophones? Pour l’illustrer, l’auteur observe que les pages web en français à propos de la digestion du germe d’ail sont anormalement nombreuses, comparées à celles en anglais (elles sont quatre fois moins nombreuses, alors qu’un facteur 15 est généralement attendu). «Le plus fou, c’est que de nombreux contenus en anglais sur le sujet, viennent d’amateurs de cuisine anglophones installés en France!», écrit le site. Y compris l’auteur de l’article précédemment évoqué, David Lebovitz, qui vit à Paris.
J’ai moi-même regardé cela sur le web germanophone, pour me faire une idée: 56’000 résultats Google pour «germe d’ail digestion» en allemand, contre 176’000 en français. Cela ne prouve rien, mais suggère tout de même une appétence des francophones pour la question!
Bref, le pauvre germe n’y est pour rien, il vous signale simplement que la gousse est vieille. S’acharner sur lui, c’est s’attaquer au messager. L’idéal reste donc de bien stocker ses gousses d’ail, pour retarder la germination. L’Université de Californie déconseille de le stocker au frigo, car cela stimule la germination. Elle conseille de ranger ses gousses dans un endroit frais, sec et bien aéré, à l’abri de la lumière et dans un récipient ou contenant lui aussi aéré tel qu’un sac en toile. Dans ces conditions, l’ail peut tenir 3 à 5 mois… après récolte, pas après l’achat. Or, il est difficile de savoir de quand date l’ail présent dans les supermarchés. Le mieux reste d’inspecter visuellement les gousses et de fuir celles qui semblent un peu molasses, ou dont un petit bout de germe est déjà visible.